Devenir Ethnologue anthropologue
Par Audrey Chapot-
Publié le : 22/05/2017
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Lecture 6 min
"Ce qui m’intéresse est l’immatériel : la culture, les idées, les croyances, les mentalités, les comportements, les enjeux, et comment cela impacte nos comportements et nos choix, individuels et collectifs."
1) Bonjour Audrey Chapot. Pourriez-vous vous présenter ?
Je suis ethnologue-anthropologue, en indépendante. J’interviens à la demande de particuliers (professionnels et dirigeants en général, étudiants parfois), d’entreprises et d’institutions.
Mon parcours est multiple. Après un bac C (math et physique), j’ai étudié l’économie à Strasbourg pendant deux ans sans valider tous les UV. Recherchant une approche plus humaine que mathématique, j’ai bifurqué vers un cursus de sociologie à Nantes, obtenu le DEUG (bac + 2), avec l’idée de partir en Allemagne, ce que j’ai fait. J’y suis restée 7 ans. Au moment, sans équivalence reconnue (comme aujourd’hui avec le système LMD et Erasmus), j’ai repris un cycle initial avec un double parcours jusqu’au M.A. (Master) à l’université de Heidelberg : ethnologie pour avoir la vision globale et transverse à toutes les cultures, et indologie classique (philosophies et religions indiennes), pour zoomer sur une civilisation particulière. Plusieurs zones culturelles m’intéressaient, et l’Inde m’a choisi. Cette culture m’interpellait: un pays immense, des contrastes forts, une spiritualité vivante, un passé très riche et pourtant trop peu connu en Europe. Je lisais beaucoup sur les cultures étrangères, et depuis très jeune. Outre l’allemand pour intégrer l’université, et l’anglais indispensable, j’ai appris le sanskrit pour traduire les textes anciens. J’ai orienté mon travail sur l’évolution des idées et des comportements en Inde sur plusieurs millénaires. Encore étudiante, j’ai été embauchée à l’Institut d’Asie du Sud, là où j’étudiais. J’étais assistante chargée de missions sur divers projets en lien avec la bibliothèque, des prépublications, des événements. Je me destinais à poursuivre à l’université.
Des circonstances personnelles m’ont obligée à revenir en France, j’avais peu de visibilité sur les perspectives professionnelles sur place et les emplois que je tenais ne me satisfaisaient pas. J’ai donc repris des études après 30 ans, suivi un master conseil en organisation à l’EM Lyon, ce qui m’a permis de légitimer la suite de mon parcours. J’avais l’idée d’intervenir sur les sujets interculturels en entreprise. J’ai été consultante interne à la SNCF, puis en cabinet de conseil pour diverses entreprises (multinationales, secteur public, PME, associations). Il s’agissait alors d’accompagner les entreprises et les équipes sur des problématiques de stratégie, de management, d’évolution de carrière, de culture d’entreprise, de compréhension du contexte interculturel. J’étais officiellement consultante et formatrice, mais mon état d’esprit était celui d’une ethnologue, et puis, je ne partageais pas les pratiques attendues.
Alors, je me suis lancée en indépendante, en affirmant l’état d’esprit d’ethnologue-anthropologue. Je travaille seule, parfois aussi en partenariat.
2) En quoi consiste précisément votre métier ?
L’ethnologie et l’anthropologie étudient l’homme dans son environnement (ce qui est à la fois très précis et très flou). Là où certains ethnologues vont se concentrer sur une population amazonienne ou une pratique artisanale en Océanie, j’oriente ma pratique (ces dernières années) sur le milieu professionnel. Comment ça fonctionne, comment chacun évolue, contribue, quels sont les rouages, comment travailler ensemble en équipe multinationale…? Ce qui m’intéresse est l’immatériel : la culture, les idées, les croyances, les mentalités, les comportements, les enjeux, et comment cela impacte nos comportements et nos choix, individuels et collectifs. Mon travail consiste à décrypter cet invisible pour le transmettre ensuite, l’expliciter, et accompagner au besoin, d’autant plus en ces périodes de profondes mutations de société.
Ces derniers temps, j’accompagne principalement des particuliers dans leur évolution professionnelle : tout profil, tout secteur, en France et à l’étranger (étudiant, ingénieur, scientifique, juriste, jeune ou en milieu ou fin de carrière). Ce sont des personnes en recherche de cohérence individuelle et globale, qui veulent du sens dans leur vie professionnelle. Souvent, ce sont des personnes plutôt multi-potentielles (assumées ou refoulées), un peu touche à tout, style couteau suisse. Elles ont besoin d’y voir clair, d’envisager de nouvelles perspectives pour se positionner, décider et agir. Elles me sollicitent pour bénéficier d’une vision panoramique de leur situation et du contexte sociétal actuel, prendre du recul, voir les choses autrement, identifier leur potentiel et leurs croyances limitantes. Je me sers parfois d’exemples de cultures éloignées pour provoquer des effets miroir et faire réagir la personne. Je me sers de la vision asiatique ou indienne pour transmettre des messages ou libérer une vision limitée. Je zoom et dézoom sur un comportement ou une situation, change l’angle de vue pour l’amener à construire sa propre trajectoire professionnelle de manière consciente et à sa façon.
Outre l’accompagnement et le terrain, le métier oblige à une veille continue et interdisciplinaire: beaucoup de lecture, beaucoup de recherche, beaucoup d’observation et d’analyse.
3) Pourquoi et quand avez-vous choisi ce métier ?
Je ne pensais pas en termes de métier, et beaucoup de disciplines me faisaient envie, pour des raisons différentes; je voyais tout comme un terrain d’exploration. Et puis, je ne comprenais pas que les disciplines soient segmentées, j’avais surtout envie de faire un peu de tout, et de voyager.
J’avais quelques éléments de base. Je savais détester la routine, m’ennuyer très vite; mon activité devait donc être extrêmement changeante et variée. J’ai besoin d’aiguiser ma curiosité en permanence, les sujets et prétextes abondent. Je voulais une activité professionnelle qui me permette d’être à la fois très seule et en interaction forte avec les autres, par intermittence. J’ai besoin de cette balance, ce que permet l’ethnologie. J’avais aussi besoin d’une activité qui me permette de transmettre et de poser mes convictions. J’avais surtout besoin de comprendre le monde et la diversité dans lesquels je vivais, ce que me permet ce métier.
Ethnologue, ça s’est fait comme ça, et ça me convient parce qu’en fait, ça ne pouvait pas être autrement. Cela correspondait à mon besoin d’interdisciplinarité, de sens critique et de recul. J’y suis allée par curiosité et par défi, et j’y ai trouvé mon compte.
Je ne prévoyais pas du tout de travailler en tant qu’ethnologue dans le monde du travail. Je suis lucide par rapport à ce qu’il se passe dans ce contexte actuellement, ce qui me permet d’être très sélective dans les missions que j’accepte et celles que je refuse. Il y a certains contextes de travail pour lesquels je ne veux plus intervenir.
4) Quelles sont les qualités requises pour exercer votre métier ?
Pour être ethnologue et/ou anthropologue, il faut tout d’abord être curieux, et ce dans tous les domaines (histoire, géographie, psychologie, droit, biologie, linguistique…), car tous ces champs interfèrent sans limites. Il faut aussi savoir se remettre constamment en question : en observant l’autre par immersion, en interagissant avec lui, l’objectif est de comprendre pourquoi et comment telle personne (ou tel groupe) agit ainsi dans son contexte, de comprendre ses repères à elle, ce qui bouscule inévitablement nos balises personnelles, ce qui implique beaucoup de tolérance. Il est aussi indispensable de savoir être à l’écoute de ce qui se dit et de ce qui se passe, être sensible au dit et non dit.
5) Quelles sont les difficultés du métier ?
Je ne peux parler que du métier tel que je le pratique, en indépendante. L’une des difficultés que je rencontre actuellement, c’est l’inertie de certains contextes face à la volonté de quelques-uns de faire bouger les choses. Les modèles professionnels et institutionnels sont dépassés; certains ne le voient pas, d’autres ne veulent pas y toucher car cela remet trop en question. Dans le monde du travail, il y a certes une évolution des mentalités, mais qui reste l’écume, c’est encore trop timide ; pour faire bouger les lignes en profondeur, il y a encore trop de résistance; trop souvent, ça bouge en surface ou pas du tout. On est cependant au prémisse de lames de fond inévitables. C’est passionnant et compliqué, et c’est aussi la raison pour laquelle je travaille beaucoup plus en individuel ces derniers temps, avec des personnes qui veulent être de leur temps, pas à la traine.
6) Y a-t-il des perspectives d’évolution ?
Toujours! Par exemple, depuis 2 ans que je suis en Guadeloupe, je ne travaille plus avec les entreprises, par choix et par circonstances. Si une opportunité que j’estime crédible et enthousiasmante se présente, alors, je m’engagerai. En ce moment, je partage mon temps professionnel entre les accompagnements individuels par skype, l’écriture d’un ouvrage et l’école à la maison pour mon fils. Je suis ethnologue aux 2/3 temps. Les conférences m’amènent des clients; le bouche à oreille fonctionne; les choses se font comme ça. Ma pratique va continuer d’évoluer, mes envies aussi et les circonstances car je déménage souvent.
7) Votre métier est-il un métier d’avenir ? Pensez-vous qu’il recrutera beaucoup dans les prochaines années ?
Oui. C’est un métier qui mérite d’être plus vulgarisé, plus connu, car il est sous-utilisé. C’est encore trop souvent le cas pour les sciences humaines et sociales en France, même si cela commence à bouger. On en revient aux questions de ce qu’est que le vivant, de ce qu’est un écosystème, de comment cela se passe lorsque les humains interagissent, du monde globalisé et interculturel, des enjeux locaux et mondiaux. Le potentiel du métier est vaste en terme de contextes et d’impacts. Et puis, étudier l’homme dans son environnement n’a pas de limite et l’un des rôles de l’ethnologue est justement de rendre compte et d’expliciter les évolutions en cours.
En ce qui concerne le métier d’ethnologue dans le monde des entreprises, il est beaucoup plus développé et reconnu à l’étranger, où les entreprises les embauchent pour avoir une vision transversale et interdisciplinaire. En France, cela émerge, majoritairement sur des métiers de marketing, d’analyse des comportements et besoins de consommateurs. L’anthropologue dans d’autres registres du monde du travail est encore limité et trop rare, car la logique française persiste dans le cloisonnement et la vision rectiligne, l’ethnologue est forcément pensé comme enseignant chercheur à l’université sans passerelle possible. C’est vraiment dommage.
8) Quels conseils donneriez-vous aux jeunes pour s’orienter ?
Aux jeunes voulant étudier l’ethnologie et l’anthropologie, foncez ! Ces domaines apportent une culture générale et un état d’esprit singulier, ainsi que des clés de lecture du monde fondamentales et indispensables. Pour ce qui est d’étudier à l’étranger, je suis pour se balader un peu partout, constater ce qu’il se passe ailleurs, y prendre part, se faire sa propre idée.
A tous, je dirai de ne pas écouter les conseils d’autrui! Faites ce que vous sentez et ce qui vous plaît, avant tout. Peu importe ce qui se dit du métier ou de la filière qui vous attire. D’abord, sans enthousiasme ni plaisir, cela ne peut pas fonctionner sur la durée, d’où l’importance de choisir des filières qui plaisent et stimulent avant tout. Ensuite, le monde professionnel évolue tellement vite, avec des revalorisations de métiers anciens, des inventions de nouveaux métiers ou de nouvelles compétences qu’aucune visibilité précise n’est possible sur les 5-6 ans à venir. Et puis, c’est à chacun de créer ou de proposer son activité spécifique, son idée de comment il souhaite contribuer, avec son panel de savoir faire et de motivations; d’autant plus que le changement est la norme, nous sommes déjà quasi tous à changer d’activité ou de voie professionnelle plusieurs fois dans nos vies, cette tendance s’intensifie.
Par ailleurs, je trouve important d’insister sur l’impact de la vie personnelle qui influe, réoriente, accélère ou ralentit les choix d’orientation et d’activité professionnelle. Les deux sont intimement liées et provoquent des rencontres et des opportunités qu’on ne peut pas planifier à l’avance. A mon sens, ce qui importe le plus est d’une part de s’engager vers ce qui plait; d’autre part, d’apprendre à se connaitre pour comprendre comment et pourquoi contribuer.
9) Merci beaucoup pour votre témoignage. Un dernier mot à ajouter ?
Mon témoignage est très personnel et très spécifique. C’est ma manière de pratiquer l’ethnologie qui est un métier multi facettes. Une fiche métier est toujours utile pour saisir les grandes lignes d’un métier, les compétences requises et les modalités de travail. Cependant, c’est à chacun ensuite de façonner son activité à sa manière.
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