Pierre de Bethmann, musicien producteur
Par Pierre de Bethmann-
Publié le : 20/01/2016
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1) Bonjour Pierre de Bethmann, pourriez-vous vous présenter, et décrire votre parcours d’études ?
Je suis né il y a 50 ans, et j’ai grandi à Paris dans le 5ème arrondissement. Après un baccalauréat scientifique, j’ai fait une prépa commerciale, puis j’ai intégré l’ESCP (Ecole Supérieure de Commerce de Paris), dont je suis sorti en 1987.
En parallèle, la musique a toujours occupé une place prépondérante dans ma vie. J’ai eu une professeur de piano dès l’âge de 6 ans, que j’ai gardée jusqu’à ma sortie de l’ESCP. Et j’ai été mené au jazz par mon grand-père qui en écoutait beaucoup, puis je m’y suis formé seul, mais résolument car ça a vraiment été un coup de foudre. J’ai découvert ce monde artistique de manière chronologique, un mouvement après l’autre, ce qui fut une chance dont j’ai grandement pris conscience par la suite.
2) Qu’avez-vous fait après l’ESCP ?
J’ai d’abord fait mon service militaire, comme officier de réserve dans les troupes de montagne. Expérience assez décoiffante à bien des égards, car rien ne m’y avait préparé, sinon mon envie de sport et de grand air – et de ce point de vue, j’ai été abondamment servi.
Ensuite, je me suis offert ce que je considérais alors comme une année sabbatique à Boston au Berklee College of Music, qui était à l’époque quasiment le seul endroit au monde où l’on enseignait le jazz. J’ai donc pu y rattraper certains retards théoriques, mais j’ai surtout pu m’immerger pour la première fois dans un univers quasi exclusivement musical. Un genre de grand écart par rapport à mon expérience immédiatement précédente, bien évidemment.
Fin 1989, en rentrant à Paris, je n’étais toujours pas décidé quant à la direction à prendre. J’aimais bien mon parcours, mais je n’avais absolument aucune idée de ce que je voulais faire de ma vie. A ce stade, j’avais fait une succession de non-choix : au lycée, j’étais allé en section C (aujourd’hui S) parce que c’était ce qui offrait a priori le plus de débouchés, idem pour la prépa ; j’avais ensuite passé les concours dans cette suite logique ; et une fois à l’ESCP, j’avais suivi le tronc commun d’enseignement tout en multipliant les cours électifs de culture générale, en finissant par choisir la spécialisation en Affaires Internationales, très certainement la voie la moins définie en fin de parcours…
Une de mes amies m’a alors parlé du métier de conseil en management et me disait du bien de Bossard Consultants (racheté depuis par Cap Gemini), chez qui j’ai postulé et suis resté pendant 5 ans, dans l’unité qui s’occupait de banques et d’institutions financières.
Cette première expérience professionnelle, certes toujours très généraliste à bien des égards, a probablement constitué une vraie première école de la vie. Elle m’a d’abord permis de devenir vraiment autonome – habiter quelque part en payant mon loyer, rembourser mon emprunt pour Berklee… et acheter un piano ! Mais sur un autre plan, plus dynamique encore, j’ai véritablement pris goût à l’action et à la culture de projet. J’étais entouré de gens brillants, aucunement prétentieux pour autant, avec des sujets complexes à traiter. Je baignais dans toute une culture de l’efficacité sans fard, qui me plaisait par bien des aspects.
C’est aussi le moment où je me suis marié et suis devenu père, ce qui était aussi un sacré tournant.
3) Comment avez-vous pris la décision de devenir musicien ?
J’ai assez vite ressenti quelques limites à la fréquentation exclusive du monde des cadres. Je m’impliquais fortement dans les missions que j’avais à remplir, mais je lisais moins la presse économique que de nombreux journaux nettement plus corrosifs… Et, probablement plus important encore, la musique continuait à me fasciner. J’ai décidé de commencer à explorer la scène jazz parisienne, que je n’avais que peu connue lors de ma vie d’étudiant. J’ai commencé à sortir le soir, à participer à des jam-sessions, à écouter beaucoup de choses aussi, et à me créer quelques connexions avec certains musiciens. Constatant que je prenais assez profondément goût à ce monde plus turbulent, j’ai décidé de baisser mon rythme chez Bossard à 4/5ème, pour mieux explorer les choses encore… et aussi récupérer de temps à autres, car j’y laissais un peu de ma santé.
Et en 1994, j’ai vécu deux événements décisifs : d’une part le trio PRYSM, que j’avais co-fondé avec deux de ceux que j’estimais le plus parmi une certaine jeune génération parisienne, a remporté le concours national de jazz de La Défense ; et quinze jours plus tard je rencontrais Herbie Hancock à l’occasion d’une masterclass à laquelle je participais, et à l’issue de laquelle j’étais carrément invité à dîner avec lui, ce que je n’aurais pu imaginer ne serait-ce que quinze jours auparavant.
Ajoutant à cela quelques autres rencontres et précieux conseils, je me suis clairement dit que c’était le moment ou jamais, et j’ai décidé de quitter Bossard en négociant une rupture à l’amiable, en prenant le temps de finir mes missions en cours.
Je me souviens qu’à ce moment là je me donnais deux ans pour dresser un bilan du mouvement.
4) Comment s’est structurée votre carrière musicale après Bossard ?
Il y a eu grosso modo trois étapes successives :
– La première entre 1995 et le début des années années 2000, quasi exclusivement centrée sur le trio PRYSM. Nous avions une grande force collective, faite de beaucoup de répétitions et de réflexions communes. Nous étions assez repérés, au point d’être approchés par le label Blue Note, pour qui nous avons finalement sorti quatre albums. Nous avons aussi trouvé un très bon tourneur, qui nous a permis de faire beaucoup de concerts, en France d’une part mais aussi aux Etats-Unis, au Japon et dans plusieurs autres endroits du monde.
– La deuxième commence au début des années 2000 : j’étais habité par l’idée de lancer un autre projet, plus personnel encore, avec une autre famille de musiciens, et en étoffant encore mes réflexions d’écriture. Ca a donné naissance au projet Ilium, qui, de 4 à 12 musiciens en fonction des étapes, en est à son 6ème album. C’est aussi une période où j’ai eu la chance de connaître une intense activité de sideman, auprès de leaders que j’ai trouvé tous passionnants. Toute cette période m’a permis de rencontrer beaucoup de gens, d’entrer pleinement dans une culture que j’admirais profondément depuis longtemps.
– A la fin des années 2000, j’ai commencé à me structurer administrativement, en montant avec mon frère, grand mélomane, une association qui me permit progressivement de mieux produire concerts et albums. C’est aussi le moment où j’ai commencé à enseigner au sein du Département Jazz et Musiques Improvisées du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, qui est une magnifique maison.
Aujourd’hui, je dirais que mes activités sont grosso modo divisées en trois tiers : un tiers autour de mes projets, un tiers comme sideman, et un tiers d’enseignement.
5) Avec le recul, sauriez-vous définir ce qui vous a attiré dans la musique ?
C’est quelque chose que je ne parviens pas à expliquer clairement, qui vient autant d’une partie de ma famille comme du hasard de certaines rencontres de lycée, puis de prépa. Cette tradition du jazz m’émeut énormément, je ne ressens aucune lassitude à son égard, et cela même après plusieurs années passées au cœur de ce qui en fait l’actualité.
Je crois aussi aux profonds bienfaits de la musique : le fait d’en faire me semble une école d’humilité permanente, et le fait d’en écouter me semble transporter littéralement ailleurs. Et il y a toujours un moment où les frontières stylistiques n’ont plus vraiment de sens : la bonne musique transcende, la mauvaise musique, qui malheureusement existe aussi, avilit.
6) Diriez-vous que l’on peut vivre aisément de la musique ?
Il y a vraiment beaucoup de façons d’être musicien, les différences entre les profils de personnes et de parcours sont parfois très importantes.
Si je limite le champ de la réflexion aux musiciens indépendants, qui sont ceux que je cotoie le plus, je crois qu’il faut avoir conscience de la chance que l’on a de vivre en France, où il y a en quelque sorte une culture de la culture : je veux d’abord parler d’un appétit général pour la chose culturelle, certes parfois de façon très intellectuelle ou même politique, ce qui éloigne souvent trop du champ artistique, mais la « cause » interpelle beaucoup de gens. Ceci étant certainement une conséquence de cela, nous sommes dans un pays où la précarité du lien au travail des métiers du spectacle vivant est prise en compte depuis longtemps, où les droits des compositeurs et des interprètes sont très sérieusement défendus par des sociétés de répartition dont les missions sont également de subventionner la création artistique, où le Ministère de la Culture a également cette mission, entre autres, tout comme de nombreuses collectivités territoriales se la donnent.
Mais bien évidemment, tout n’est pas rose : les budgets publics se resserrent considérablement, et le mouvement est bien loin d’être compensé par le mécénat privé, généralement beaucoup moins épris de création culturelle que de sponsoring sportif ou d’action sociale ; les musiciens sont aux premières loges de la précarisation grandissante du lien au travail, à propos duquel le statut d’intermittent, si précieux à tant d’égards, est de moins en moins accessible à de nombreux artistes remarquables qui préfèrent viser rapidement un poste de professeur à temps plus ou moins partiel ; enfin nous sommes également aux premières loges de la dématérialisation des supports, et donc des albums.
A ce dernier sujet, la crise du disque fait tomber le monde du jazz de beaucoup moins haut que les autres, mais elle remet quand même beaucoup de choses en question, et si de nouveaux types de distributeurs apparaissent, qui semblent d’ailleurs s’oligopoliser à une vitesse déconcertante, les producteurs voient leurs revenus fondre – quant aux artistes…
Depuis longtemps, la plupart des musiciens de jazz ont la particularité d’avoir plusieurs casquettes : instrumentistes d’abord et toujours, mais parfois aussi leaders, parfois compositeurs, parfois arrangeurs, parfois professeurs… Le contexte nouveau de cette économie de plus en plus fragmentée en rajoute encore une couche et pousse de plus en plus de porteurs de projets vers des profils de musiciens-producteurs, ou musiciens-entrepreneurs. J’en sais quelque chose ! Or même si je ne peux cacher un attachement certain au monde de l’entreprise (on ne se refait pas totalement), il faut malgré tout se rappeler que l’on parle quand même de musique : en embrassant les canons du management comme ceux de la reconnaissance institutionnelle, il y a en effet un très gros risque que la partie artistique en pâtisse très sérieusement. Je dois avouer que cette problématique me taraude assez fortement.
7) Diriez-vous que Paris est une ville du Jazz ?
Il y a une très forte tradition de cette musique ici, depuis l’entre deux-guerres. Encore aujourd’hui, je trouve qu’il y a nombre de musiciens passionnants, de tous horizons, et de toutes générations, d’autant que les structures pédagogiques se sont considérablement développées depuis une quinzaine d’années sur tout le territoire français, européen, nord-américain. Et après New-York, Paris reste à mon sens un lieu où l’émulation est vraiment forte.
Côté public, si l’on aime réellement cette musique, il n’est donc vraiment pas trop compliqué de trouver des endroits pour l’écouter dans de bonnes conditions à Paris.
Mais il faut aussi avouer que les lieux manquent, à Paris comme ailleurs en France, face au nombre de talents qui souhaitent s’exprimer. Et sans vouloir trop insister sur des considérations de politique culturelle qui ne seraient pas l’objet de cet échange, je suis assez intimement persuadé que les instances publiques peuvent nettement mieux faire, même en temps de crise.
8) Dans ce contexte, conseilleriez-vous aux musiciens en herbe de se lancer à plein-temps dans la musique ?
« Se lancer à plein-temps dans la musique » est tellement large de possibilités de métiers que… oui, certainement. Parvenir à faire des choses dans le champ musical me semble plus que jamais dépendre de fondamentaux précieux : la profondeur d’une culture, la réalité d’un savoir-faire, l’intensité d’une volonté de faire…
Etre musicien indépendant reste certainement un profil professionnel fragile, car reposant d’une part sur une expertise, et d’autre part sur la qualité d’un réseau de pairs, de porteurs de projets, de diffuseurs, de producteurs, d’institutions… Tout cela se cultive à peu près sans relâche, et maintenir un cap n’est pas une mince affaire. Mais à force d’avancer, le profil professionnel de chacun devient une sorte de synthèse qui se dessine souvent par pondération d’une mosaïque de fonctions complémentaires.
Comme je le disais précédemment, mon espoir réside malgré tout dans le fait que la préoccupation artistique l’emporte chez ceux qui font ce pari. Et de ce point de vue, il n’est pas impossible que nous soyons encore à la croisée des chemins, où le paysage s’encombre de musiciens moyens dont l’efficacité du marketing écrase le propos de nombre de propositions de grande qualité. Mais la belle musique n’est pas une affaire de mode, et à la longue il me semble que le paysage s’éclaircit toujours (qui parle encore des boys’ bands des années 1990 aujourd’hui ?…) Ceux qui se piquent d’une expression aussi personnelle que possible se construisent de plus en plus souvent un profil professionnel d’artiste-artisan, à envergure très variable en fonction des styles, des cultures, et aussi des envies de chacun – à ce sujet, je continue à refuser un certain simplisme qui consisterait à corréler petite taille et qualité, la réalité du monde à venir me semblant autrement plus complexe.
Dans un tel contexte, je crois qu’il y a un grand enjeu à admirer des maîtres, sincèrement, et à s’ouvrir à ses pairs, simplement. Eviter de s’autoproclamer créatif ex-nihilo, mais écouter attentivement ce qui s’est joué, et ce qui se joue. Pour cela, le nouveau monde ultra connecté que nous vivons offre bien entendu d’immenses ressources, mais à condition de développer aussi la capacité de transformer la profusion d’informations disponibles en connaissance un minimum structurée… comme dans n’importe quel autre domaine au fond.
9) Pensez-vous que vous pourriez revenir travailler en entreprise ?
La notion d’entreprise me paraît désormais protéïforme. A bien des égards, en me structurant administrativement, je suis redevenu entrepreneur, mais au service de quelque chose qui a du sens pour moi. Et s’il y a bien quelque chose que j’ai appris chez Bossard, et notamment grâce aux théories de la sociodynamique développées par Jean-Christian Fauvet, c’est que la question du sens est au cœur de toutes les entreprises qui fonctionnent.
10) Avec du recul, avez-vous des regrets ?
Non ! Ma formation en prépa et à l’ESCP m’ont imprégné d’un fond de culture générale et d’une culture de l’action que j’ai pu expérimenter intensément chez Bossard. Et cette passion musicale qui me possède depuis tant de temps est en quelque sorte devenue une façon de lire et de vivre le monde.
Bien sûr, tout me semble encore fragile, et j’ai parfois des moments de lassitude face à un sentiment de lutte plus ou moins permanente. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que j’ai appelé un de mes récents albums Sisyphe. Mais des choses se sont mises en place au fil des années, et le terrain de l’action s’est quand même fertilisé. Et même si l’économie dans laquelle je navigue reste évidemment fragile, le fait de pouvoir mener des projets auxquels je tiens, en confrontant mon ego-moteur à un eco-système, me semble très précieux sur cette terre.
11) Merci beaucoup, je vous laisse le mot de la fin.
Avoir le sentiment d’être à sa bonne place, certains disent même « être dans son axe », me semble un des grands enjeux de la vie. Dans ce monde si dur à bien des égards, la chose artistique m’apparaît paradoxalement comme une sorte de vanité indispensable. Simplement pour (faire) partager des moments de grâce qui n’ont pas de prix.
Plus largement encore, il me semble de moins en moins possible de penser l’harmonie sociale sans équilibre personnel. Et à ce stade, je peux me réjouir de deux choses qui continuent à charpenter ma vie : le fait de toujours pouvoir être ému à vif par certaines musiques, et le fait d’être entouré de gens que j’aime profondément.
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