Anne Rougée, 6 ans plus tard [Interview retour]
Par Anne Rougée-
Publié le : 06/04/2020
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Lecture 6 min
" Un boulot n'est jamais qu'un boulot. Il y a tout le reste à côté, et il ne remplacera jamais la Vie avec un grand V "
Il y a 6 ans de cela, Anne Rougée nous faisait l’honneur de nous accorder une interview pour nous expliquer les raisons qui l’avaient poussé à passer de Chercheuse en imagerie médicale dans une grande entreprise, à fondatrice de la Comédie des Ondes, sa compagnie de théâtre.
6 ans plus tard, nous sommes repartis à sa rencontre pour savoir ce qu’elle était devenue.
1) Bonjour Anne. Pourriez-vous nous dire ce que vous faites actuellement ?
Bonjour. Je suis toujours à la tête de la Comédie des Ondes. Depuis notre dernière interview en 2014, j’ai élargi mon domaine d’activités. Désormais, en plus d’être comédienne et autrice, je suis également metteuse en scène. J’ai d’abord repris à mon compte la mise en scène de mon spectacle sur les maths où je suis seule en scène, puis je me suis mise en scène dans de nouvelles formes légères en solo, que je crée en adaptant le texte de certains spectacles. Je mets en scène également des groupes d’élèves ou d’étudiant·es. L’année dernière j’ai animé des ateliers théâtre et sciences pour des classes de CM1 et CM2 qui ont présenté un spectacle de fin d’année. Et pour la troisième année consécutive j’anime des ateliers d’écriture pour des élèves d’une école d’ingénieur·es et ensuite je mets en scène un groupe de volontaires qui créent un spectacle à partir des textes produits.
Se lancer au début en tant que metteuse en scène n’était pas chose facile. Il m’a fallu lever de nombreux obstacles, notamment parce que j’avais inconsciemment intériorisé des clichés sexistes sur les femmes au théâtre donc je ne me projetais pas du tout dans ce rôle plutôt associé au genre masculin.
En 2014, la Comédie des Ondes en était à son apogée : cette année là nous avons donné plus de 80 représentations, principalement dans les collèges et lycées. Les années suivantes ont été plus difficiles en raison de la conjoncture économique. 2015 a été marquée par les attentats terroristes en France, ce qui a grandement fait baisser le nombre de représentations à donner dans les écoles. Il y a eu également des baisses de subventions (de la Ville, du Département, de la Région) liées notamment à des changements de couleurs politiques. Enfin, un projet de création auquel je tenais tout particulièrement a coûté cher à la compagnie car je l’ai maintenu alors que je n’avais pas pu obtenir tous les financements espérés. Je ne regrette pourtant pas cette décision, même si malheureusement nous n’avons pu donner que 3 représentations de ce spectacle. Toutes ces raisons m’ont contrainte à devoir licencier notre salariée permanente, lorsque la subvention liée à son poste s’est arrêtée, et je suis revenue à un travail plus solitaire. Cela fait partie de la vie de toute entreprise : il y a des hauts et des bas, car on n’est jamais sur un chemin tout tracé. Cela oblige à régulièrement se poser et faire son introspection : qu’est-ce que je peux apporter au public, où est-ce que je trouve mon épanouissement, à quel projet artistique je souhaite être mise au service, qu’est-ce qui va me stimuler intellectuellement et artistiquement …. Cela m’a permis de recentrer les activités et les valeurs de la Comédie des Ondes sur ses fondamentaux.
Mon conseil est que lors des moments difficiles, il ne faut pas se voiler la face et ne pas hésiter à se faire conseiller par un professionnel de son secteur, ou à solliciter une aide ou un accompagnement. Il est également nécessaire de se rappeler qu’il faut toujours s’adapter à son environnement. Enfin, il ne faut pas vivre les difficultés comme une remise en cause totale de soi, on ne peut pas tout renier comme ça du jour au lendemain.
2) Votre « nouvelle vie » correspond-elle à ce que vous vous imaginiez lors de votre réorientation ?
Pas vraiment. Ce qui m’a poussée à changer était le souhait d’être comédienne. Avoir sa propre compagnie dépasse ce cadre, car il faut également faire de la gestion de projets : bilans, compta, administratif etc. Néanmoins, cela me correspond : je n’aurais pas pu juste passer des castings. J’aime autant l’aspect artistique que managérial de mon métier.
3) Quelle est la mentalité et l’ambiance en général dans le monde du théâtre ? Diffère-t-il autant que cela du monde de l’entreprise ?
Je ne connais qu’une partie du monde du théâtre, celle des petites compagnies. Depuis 2014, je fais partie d’un réseau associatif de compagnies de théâtre (je fais maintenant partie du Conseil d’Administration). Je me retrouve dans les valeurs qu’on y défend : la non sélection artistique, l’entraide, la solidarité … Cela me correspond bien et je côtoie des gens qui partagent les mêmes envies que moi. Par ailleurs en novembre dernier, j’ai fait un stage de 3 semaines avec 3 metteurs en scène différents qui m’a permis d’élargir mon réseau. J’y ai également ressenti beaucoup de convivialité. Bien évidemment, il peut y avoir de la rivalité, comme partout, mais là où j’évolue, j’ai la chance de ne pas le ressentir.
À une période où je manquais d’heures pour renouveler mon intermittence, j’ai fait de la figuration pour le cinéma. Cela m’a amené à travailler dans le monde de l’image, qui présente une nette différence avec celui du théâtre. Le cinéma est beaucoup plus une « industrie », et certains acteurs et actrices peuvent avoir des attitudes plus « perso » car l’environnement y est plus difficile et compétitif.
Par rapport à l’entreprise, le monde du théâtre est très différent. On vit au rythme de nos projets, et dans une certaine mesure on peut choisir les personnes avec qui on veut travailler etc. En tant qu’artiste, on dispose d’une bien plus grande liberté.
4) Certains aspects du monde de l’entreprise vous manquent-ils ?
Je ne vois pas trop. En 2016, la réforme du statut des intermittent·es du spectacle a apporté de la stabilité professionnelle. Désormais, l’ouverture des droits est calculée sur 12 mois. Si ma date anniversaire par exemple est en décembre, je sais que, si j’ai fait mon nombre d’heures, j’aurai droit à l’allocation chômage pendant 1 an, donc jusqu’en décembre de l’année prochaine. On dispose également de l’équivalent d’un Comité d’Entreprise, au même titre qu’une entreprise.
5) Avec votre recul, referiez-vous les mêmes choix scolaires et professionnels ?
Oui, sans aucun doute. Peut-être aurai-je même pu réagir plus tôt lorsque j’ai réalisé que le monde de l’entreprise ne me convenait plus. Ce n’était pas évident à l’époque, car beaucoup de facteurs rentraient en compte. J’avais des enfants à élever. Et il m’a fallu du temps avant de m’accorder le droit de réaliser mon rêve de devenir comédienne.
6) Comment abordez-vous le futur ?
J’ai eu 60 ans au mois d’octobre. Dans moins de 2 ans, je pourrai donc faire valoir mes droits à la retraite. Passé un certain âge, l’administration française vous y fait penser. Cela a eu un peu un effet démobilisateur, mais je m’y prépare petit à petit. Grâce à mes années passées en entreprise, je devrais pouvoir toucher une retraite correcte. L’enjeu ne sera donc plus de faire 43 cachets par an. Je souhaite en profiter pour travailler à un rythme moins soutenu qu’actuellement et me concentrer sur les choses que j’aime. Réussir à travailler dans le domaine du théâtre peut être compliqué, et créer sa propre compagnie est une façon de créer son propre emploi, mais cela a parfois des côtés pesants. Alors qui sait, je pourrai peut-être travailler sur les projets des autres mais uniquement comme comédienne, sans avoir à prendre en charge la production et la diffusion. Ce qui compte, ce dont j’ai envie, c’est de continuer mon activité d’artiste en grandissant sur le plan artistique, sans jamais être sur des rails.
7) A celles et ceux qui souhaiteraient tout plaquer, leur conseilleriez-vous vos choix ?
Un boulot n’est jamais qu’un boulot. Il y a tout le reste à côté, et il ne remplacera jamais la Vie avec un grand V. Et je me dis ça aussi depuis que je suis artiste. L’essentiel, c’est de se renouveler. C’est aussi dans cette perspective, celle de continuer de découvrir, que j’ai suivi ce stage en novembre dernier. C’est important d’être à l’écoute de ses envies. C’est l’un des avantages d’être libre de ses choix : si je me sens frustrée, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.
8) Au final, que dirait la Anne Rougée d’il y a 6 ans à la Anne Rougée d’aujourd’hui ?
Il y a 6 ans, j’étais encore dans cette phase d’enthousiasme car tout allait bien, avec un développement croissant chaque année. Je ne connaissais pas encore les difficultés que j’allais rencontrer par la suite, et j’étais peut-être dans ma bulle. Les événements ont fait que j’en suis sortie.
Il est également important d’être dans des réseaux où on peut évoluer avec des gens qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes objectifs que soi. A l’époque, je n’avais pas cette notion en tête. Je me sentais un peu unique dans mes choix professionnels alors qu’en fait, on est plein ! Par exemple mon partenaire dans un de mes spectacles est un ancien analyste financier qui s’est reconverti lui aussi dans le théâtre.
Enfin quand je pense que je contribue à la formation des futur·es ingénieur·es dans cette école d’ingénieur·es où j’interviens depuis 3 ans, je me dis que c’est un formidable aboutissement au vu de mon parcours, que je n’imaginais même pas il y a 6 ans.
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